Quelqu’un a-t-il exercé autant d’influence sur le genre de l’espionnage que Ian Fleming? Des exemples de fiction d’espionnage ont peut-être précédé sa transition d’officier de marine à romancier de plus d’un siècle, mais ce n’est qu’à l’apparition du meilleur atout des services secrets britanniques, James Bond, qu’elle est devenue un phénomène culturel (un sentiment renforcé par la réinvention légendaire du personnage comme l’une des plus grandes icônes du cinéma des années 1962 Dr Non À partir de). Le succès de la franchise 007 a été un moment décisif pour le genre, établissant un cadre que tout a publié depuis a délibérément singé ou délibérément évité. Soixante-dix ans plus tard, la formule n’a rien perdu de son attrait… mais elle a contribué à la fausse impression de ce qu’est réellement un espion. Bien sûr, Ian Fleming savait exactement ce qu’il faisait lorsqu’il plaçait le divertissement sur un piédestal plus élevé que le réalisme, mais il devrait être évident que la vie dans les services secrets n’est pas chargée de fusillades et de poursuites en voiture. Être un espion n’est pas glamour – c’est plutôt banal – mais cela a aussi le potentiel d’être une profession solitaire et décourageante où d’innombrables vies sont perdues pour des résultats négligeables. C’est ce sentiment au cœur du chef-d’œuvre de 1969, Armée des ombres.
“L’Armée des ombres” se concentre sur les résistants français pendant la Seconde Guerre mondiale
Basé sur Joseph Kesselle livre du même nom de 1943, Armée des ombres suit un petit groupe de la Résistance française – en particulier ceux associés à Philippe Gerbier (Lino Ventura), un ancien ingénieur civil qui dirige aujourd’hui une cellule de résistance basée à Lyon – pendant l’occupation du pays par l’Allemagne nazie. Au début du film, Gerbier a déjà été arrêté, soupçonné d’être un espion. Il n’y a aucune preuve pour prouver leurs doutes, mais le doute est la seule preuve dont ils ont besoin. Avant longtemps, il est emprisonné dans un camp d’internement aux côtés de tous ceux qui pourraient potentiellement causer des problèmes, mais ils devront faire mieux que cela s’ils veulent briser l’esprit de Gerbier. Il comprend sa mission. Son travail n’est pas facile, mais il est d’une importance vitale pour que son pays ne reste pas à jamais sous l’emprise oppressive de la tyrannie. Mais il y a un autre élément chez Gerbier que ses ravisseurs ont négligé – peut-être le plus critique de tous. C’est peut-être un idéaliste, mais c’est aussi un réaliste. Gerbier sait que sa vie n’a aucune importance. Tout ce qui compte, c’est la cause, et s’il doit mourir pour donner vie à ce rêve, qu’il en soit ainsi. C’est une triste image, mais c’est le travail.
Le reste du film continue sur cette sombre voie. Après avoir échappé à la Gestapo lors d’une tentative d’interrogatoire, Gerbier reprend ses fonctions sans se laisser décourager. Le premier ordre du jour ? Assassiner le collègue qui l’a trahi. Ce n’est pas un acte de vengeance mesquine, mais un drame inévitable que Gerbier et son complice Félix Lepercq (Paul Crauchet) exécuter avec un niveau de banalité effrayant. Ils ont l’intention de lui tirer dessus, mais l’arrivée des voisins d’à côté force un changement de plan. « Il y a un torchon dans la cuisine », rappelle Gerbier à ses collaborateurs, un vers prononcé sans la moindre émotion. Le meurtre lui-même se déroule sans grande cérémonie, après quoi Gerbier et Lepercq s’en vont comme si de rien n’était. Ce sont peut-être de bonnes personnes, mais ils n’ont pas peur de faire de mauvaises choses – une philosophie qui résume les deux heures suivantes. La mort approche pour eux tous, mais ce n’est pas une excuse pour ne pas faire leur part. Bienvenue dans la résistance, camarade. Laissez votre héroïsme à la porte.
Donc, Armée des ombres ne fait pas vraiment une discussion édifiante, mais nous devrions nous estimer chanceux qu’il soit disponible pour en discuter. A la sortie du film en septembre 1969, Cahiers du Cinéma – la publication la plus estimée du cinéma – a lancé un assaut frontal sur le film en raison de son soutien perçu à Charles de Gaulle, une figure clé de la lutte contre l’Allemagne nazie qui avait depuis été élu président de la France (et, surtout, était actuellement méprisé par la population ouvrière pour sa gestion des manifestations de Mai 68). De plus, les événements controversés de la guerre d’Algérie avaient aigri la notion héroïque des campagnes de résistance, endommageant davantage le film. La réponse a été si terrible que les distributeurs américains (qui partageaient l’opinion de Cahiers du Cinéma comme analogue aux écritures bibliques) a choisi de ne pas le publierpremier Armée des ombres passé largement inaperçu jusqu’à sa réévaluation au milieu des années 1990. Le public international a dû attendre 2006 – trente-sept ans après sa sortie initiale – avant de pouvoir le voir dans les salles, où il a reçu un accueil unanimement positif. Il est depuis devenu un incontournable des listes des «plus grands films de tous les temps», et on se demande si son séjour dans le désert a contribué à ce renversement époustouflant.
Le réalisateur Jean-Pierre Melville évite les stéréotypes d’espionnage d’Hollywood
Si les descriptions précédentes ont piqué votre intérêt, il convient de noter que Armée des ombres n’est pas pour tout le monde. Directeur Jean-Pierre Melville – qui a adopté le pseudonyme de Melville alors qu’il servait dans la Résistance française pour honorer son auteur américain préféré, Herman Melville – n’a aucun intérêt à présenter une vision romancée de l’espionnage. Au lieu de cela, il passe directement à la vérité dure et froide, ce qui donne un film qui se sent plus proche d’un documentaire que d’un morceau d’évasion à indice d’octane élevé. Armée des ombres peut se dérouler au milieu de la guerre la plus photographiée et la plus référencée de l’histoire du divertissement, mais ce n’est absolument pas un film de guerre. Il s’agit d’un film sur les gens – en particulier, des personnes désespérées forcées de faire des choses odieuses au nom de vertus qu’eux-mêmes et tout le monde considéraient auparavant comme allant de soi. Melville ne se soucie pas de la guerre elle-même, mais plutôt des conséquences que ladite guerre a sur le citoyen ordinaire, lui permettant de transformer une histoire potentiellement dérivée en un chef-d’œuvre subversif qui évite le cadre habituel du «bien contre le mal».
La partie la plus surprenante de Armée des ombres c’est à quel point Gerbier et ses acolytes réussissent. La résistance passe la majeure partie du temps d’exécution à «régler» ses propres problèmes, soit en assassinant des traîtres présumés, soit en lançant de grandioses tentatives de sauvetage contre ceux qui ont été capturés – ces dernières donnant lieu à une séquence de pseudo-casse qui voit Armée des ombres flirter avec des hijinks d’espionnage plus typiques. Lepercq a été appréhendé par la Gestapo, mais Mathilde (Simone Signoret) – une femme au foyer qui, à l’insu de sa famille, travaille au clair de lune pour la Résistance française – élabore un plan pour le sauver. Avec deux complices et quelques uniformes acquis à l’ombre, elle se faufile dans leur quartier général sous prétexte d’être une infirmière, ici pour transférer Lepercq dans un hôpital local. C’est le subterfuge classique de Bond, avec des gardes aux yeux d’aigle et des incidents de dernière minute qui voient Mathilde changer rapidement son plan à la volée pour éviter de se déguiser. Lancez une explosion au bon moment à partir d’une bombe bien placée que Mathilde avait posée plus tôt, et cela ne serait pas différent de l’ouverture glorieusement explosive de 1995 Oeil doré.
Mais Melville résiste à de telles tentations. Au lieu de cela, la séquence atteint un point culminant décevant lorsque Mathilde est informée par le médecin de la prison que Lepercq est trop inapte à voyager, laissant son plan infaillible dans les attaches. Un réalisateur de moindre importance aurait profité de cette occasion pour déclencher le « plan B » (c’est-à-dire le code de scénarisation cliché pour « toutes les armes à feu »), mais Armée des ombres n’est pas ce genre de film. C’est un film réalisé par quelqu’un qui a expérimenté ce travail de première main, et il sait exactement à quel point c’est mortel (et démoralisant). Mathilde pourrait protester, mais cela risque d’innombrables vies alors qu’une seule est actuellement sur les cartes. Et donc – à la colère de tous ceux qui regardent – elle part, condamnant Lepercq à mort. Rarement un film ose montrer ses protagonistes échouer de manière aussi cataclysmique à leurs objectifs, mais dans Armée des ombres, ces choses font intrinsèquement partie de leur réalité. Ce qui est fait est fait, et poursuivre leur objectif sans se décourager est la meilleure façon pour eux d’honorer Lepercq. C’est un destin cruel, mais pour les personnages qui ont renoncé à leur chance de prendre une retraite heureuse le jour où ils ont accepté de le faire, ils savent tous qu’ils devront éventuellement faire face.
‘Army of Shadows’ évite les décors exagérés
Armée des ombres est un film froid, et cela vient en grande partie de la mise en scène sobre de Melville. Melville comprend que son film est assez puissant pour parler de lui-même, et que toute tentative d’accentuer son impact aurait un effet pervers. En tant que tel, Melville réside lui-même dans son rôle de spectateur impassible, construisant le récit avec une telle élégance qu’on ne réalise même pas qu’il était là. La photographie est précise mais discrète, le montage serré mais invisible. La musique est un événement rare, mais les quelques fois où elle est utilisée s’intègre parfaitement dans les images existantes. Armée des ombres est le cinéma des mouvements subtils et des non-dits – une pensée qui atteint son apogée lors d’une scène particulièrement tendue où Gerbier se cache dans un salon de coiffure pour échapper aux poursuites des Allemands. Il prévoit de partir dès qu’ils seront passés, mais lorsque le propriétaire se présente, il feint de vouloir se raser pour détourner les soupçons. C’est une rencontre pleine de malaise alors que les deux hommes essaient de déchiffrer l’autre tout en gardant le vernis de la normalité, et Melville nous oblige à regarder chaque instant. En fin de compte, le propriétaire ne fait rien de plus que de remettre à Gerbier un pardessus de couleur différente – un geste profondément simple qui a d’énormes implications.
Armée des ombres est un film qui aime l’ambiguïté. Nos personnages – l’armée titulaire des ombres – ne sont pas des héros. Restructurez le récit autour du traître pétrifié depuis le début du film et vous repartirez avec une opinion très différente de Gerbier, mais même alors, il est difficile de l’appeler un méchant pur et simple. Il n’est pas bon, et il n’est pas méchant, c’est juste… Gerbier, un homme pris dans une situation difficile et qui fait ce qu’il peut pour l’améliorer. Même dans une guerre aussi justifiée que la Seconde Guerre mondiale, le concept de héros et de méchants est ridicule, et l’exploration par Melville de cette incertitude morale est ce qui rend Armée des ombres convaincant. C’est une photo de genre avec tous les embellissements poncés, ce qui donne un représentation unique du travail d’espionnage qui – bien qu’il ne soit pas aussi ouvertement excitant que ses homologues hollywoodiens – contient toujours tous les ingrédients que l’on attend de tels films, bien que d’un point de vue plus fondé qui évoque le style de vie d’une personne experte en contre-espionnage. Si James Bond est le fantasme, Armée des ombres est la réalité amère – cela n’en fait pas une montre amusante, mais depuis quand était-ce une exigence pour un film?